À quoi sert l’économie, si ce n’est qu’à nous permettre de mieux comprendre le monde?
Il est normal, remarquez, que vous en soyez aujourd’hui à en douter. Il se dépense des milliers de milliards de dollars pour vous convaincre du contraire. « L’économie, c’est ma business. La tienne, c’est de regarder ailleurs. Tiens, achète-toi un t-shirt! »
J’ai l’air d’exagérer, mais je n’en suis pas certain. Toute ressemblance avec la fiction serait un leurre. C’est plus près de la vérité qu’on ne le souhaiterait.
On peut se permettre de penser que la science économique s’est collée sur les sciences dures, pures, pour se doter d’une certaine crédibilité. Après tout, les chiffres et les formules mathématiques, c’est tellement plus crédible qu’une analyse sociologique…
On l’a cru. Longtemps. Trop longtemps.
C’était pratique : d’abord, ça protégeait un métier (économiste) des influences et des intrusions externes, et puis, surtout, ça permettait à ceux qui avaient compris comment ça marche d’utiliser le système à leur avantage, sans que personne n’ait la capacité (ou le courage) de s’interposer. Quand on comprend rien, on ferme sa g…
Voilà.
Alors, on nous a fait croire des bêtises, des trucs absurdes : l’être humain est rationnel, ses choix économiques sont rationnels, la concurrence parfaite existe, l’information circule librement, le libre-marché s’autorégule, il est parfait…
Ouais, ouais.
En résumé : on se base sur des hypothèses fausses et la science économique doit trouver des formules qui vont les confirmer.
Joli.
Ça ne veut pas dire qu’il n’y a rien de bon à tirer de la science économique. Pas du tout. Le principe de l’offre et de la demande reste un concept de base, plusieurs notions de la science économique s’avèrent utiles et pertinentes : songez au principe de rendement décroissant, par exemple, qui nous enseigne des choses utiles sur l’inutilité d’essayer de trop en faire.
Non, la science économique n’est pas à foutre à la poubelle, parce qu’elle tend, malgré tout, malgré on l’imagine une certaine résistance historique, à s’adapter, à changer, à comprendre que le monde est plus complexe que des formules mathématiques et qu’une équation ne résumera jamais avec précision et justesse tous les aléas de la vie, ne pourra jamais prévoir chaque décision de l’ensemble des humains.
C’est ridicule.
Alors, la science économique s’adapte. Elle réalise que la vie n’est pas aussi mécanique et froide que ce que les écoles orthodoxes pouvaient enseigner. Elle a été bousculée par de nombreux chercheurs qui ont eu le flair de « penser en dehors de la boîte » pour la faire évoluer dans la bonne direction. Pensez à Karl Polanyi, qui s’est servi de l’histoire pour comprendre les comportements économiques des humains, qui estimait que l’économie devait être encastrée dans la société (et non l’inverse), pensez à l’économiste américain Thorstein Veblen qui, s’intéressant aux comportements, parlait de loisir et de consommation ostentatoire, pensez à John Maynard Keynes ou John Kenneth Galbraith, dont plusieurs écrits ont plaidé pour une compréhension plus sociale et politique de l’économie.
Pensez à certains des récipiendaires du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, qu’on appelle le « prix Nobel d’économie » comme Kenneth Arrow (1972) qui s’est intéressé à l’économie du bien-être, à Gary Becker (1992) qui faisait de la sociologie économique, à Joseph Stiglitz (2001) qui a mis en lumière les questions d’asymétrie d’information et qui est un des phares les plus brillants dans le monde parmi ceux qui critiquent les délires de l’économie néolibérale, au psychologue et économiste Daniel Kahneman (2002) qui a réalisé des travaux sur l’économie du bonheur, à Richard Thaler (2017), pour ses contributions à la compréhension de la psychologie de l’économie (finance comportementale).
On n’est loin de l’économétrie, vous en conviendrez. Voilà qui donne de l’espoir!
Il n’y a pas que les nobélisés qui comptent, bien sûr. Ils sont aujourd’hui de moins en moins excentriques ces économistes hétérodoxes qui refusent de chanter les louages de l’économie de marché. Pensez aux français Frédéric Lordon, Jacques Généreux et Thomas Piketty (rock star actuelle de l’économie qui fait d’un livre de 900 pages sur le capital un best seller), au grec Yanis Varoufakis, à l’américain Paul Krugman, au britannique Anthony Atkinson (plus classique qu’hétérodoxe, mais néanmoins capable de critiquer la pratique), plus près de nous à Ianik Marcil, aux chercheurs de l’IRIS, à ces nombreux auteurs que nous avons présentés au cours de nos émissions (Harvey Mead, Nicolas Zorn, Roméo Bouchard, Julia Posca, Brigitte Alepin, Simon Tremblay-Pépin, Philippe Hurteau, Eve-Lyne Couturier, Jonathan Durand Folco, Claude Vaillancourt, Omar Aktouf, Paul-André Lapointe, Mario Jodoin, etc.).
De l’espoir, disais-je.
Ils sont nombreux à lever la main pour faire la démonstration que ceci ou cela, que telle ou telle décision ou proposition, que tel programme auront des conséquences différentes de ce que l’on avait l’habitude de nous promettre. Ils sont là pour déboulonner des mythes, pour donner une voix à ceux que l’on contenait dans la marge, pour faire rimer économie avec autre chose que profit, croissance, rendement.
Ils sont là pour rappeler que l’économie est une science sociale, humaine, très humaine, soumise à d’innombrables facteurs qui rendent les prédictions hasardeuses, sinon futiles. L’offre et la demande, c’est cute, mais il y a des millions de demandeurs, des millions d’offres. Et chaque humain est susceptible de changer d’idée, d’avoir une hiérarchie des valeurs différente de son voisin, trainant avec lui ou elle un bagage unique qui conditionne de façon particulière chacune de ses décisions.
Essayez de prévoir avec exactitude ce qu’il adviendra, dans un tel contexte…
Ainsi, l’économie ne se résume pas à une proposition tranchée à la lumière du rendement : « les bénéfices surpassent les coûts, alors on fonce! »
Non. C’est plus compliqué que cela.
Il y a de plus en plus d’études empiriques qui orientent de mieux en mieux la pratique, la multidisciplinarité est de plus en plus valorisée et considérée comme un atout indispensable à la compréhension de la société, dans toute sa complexité. Si les mathématiques restent utiles pour l’analyse, pour la réalisation d’études statistiques fiables, pour la création de données, on y ajoute de plus en plus de variables ou de considérations historiques, sociales, culturelles, politiques ou éthiques afin de pouvoir tirer des conclusions un tant soit peu crédibles.
Il faut inscrire dans les esprits que la science économique peut être utile, mais qu’elle constitue une interprétation de la réalité économique qui, elle, est plus nuancée, plus riche et complexe que n’importe quel modèle économique. La science économique est là pour ouvrir le champ des possibilités, expliquer les choix, pas pour les faire à la place de la société.
La vie ne se calcule pas uniquement en termes de croissance du PIB ou de relations coûts/bénéfices, car certains thèmes repoussent les anciens repères, forcent l’éclatement des barrières. Songez à l’égalité hommes-femmes. Un calculateur froid dirait que si on y perd, mathématiquement, qu’elle n’en vaut pas la peine. Un visionnaire, humaniste, y verra une nécessité absolue pour l’avenir de la planète, pour honorer ce que l’humain peut avoir de moral, d’âme, de sens de la justice et du bien.
Or, si les valeurs humaines profondes semblent vouloir s’imposer, il ne faudrait pas croire un instant que la lutte est terminée. Au contraire. Si les voix s’élèvent pour exiger plus de justice, il faut également admettre que la force opposée au changement est, au moins, toute aussi forte que la pression exercée par celles et ceux qui veulent un monde meilleur.
Ne jamais sous-estimer la force d’inertie du capital, des privilégiés qui ont encore, jusqu’à preuve du contraire, les deux mains bien installées sur le volant. Les médias de masse relaient encore plus facilement et instinctivement le message dominant, répétant sans réfléchir les dogmes qui ont été appris par cœur : le libre-marché est essentiel à la démocratie. Le ruissellement, ça fonctionne…
Oui, mais non.
Ils ont, avec le temps, perverti les forces positives inscrites au cœur du libéralisme, trahi certains des penseurs qui les ont défendues. Pensez seulement à Adam Smith, duquel on ne garde que l’insensible « main invisible » afin de servir les intérêts du marché, négligeant volontairement toute la richesse de la réflexion de l’économiste écossais qui était d’abord et avant tout un philosophe qui pensait sa société, qui se posait des questions bien plus larges que les quelques idées qu’on en garde aujourd’hui.
Les néolibéraux ont fait de l’obsession pour la croissance une devise internationale, un passage obligé, l’intoxication planétaire, au risque d’entrainer l’humain vers la mort. Dans leur bouche, le profit devient important au point qu’on éliminera tout obstacle qui voudrait freiner l’accumulation vertigineuse de profit. Songez à la NRA aux États-Unis qui fait des armes à feu une industrie payante à mort. Qu’importe qu’il s’agisse, pour cela, d’assassiner des enfants, l’avenir même du pays.
Les privilégiés savent comment occuper les conseils d’administration, comment forcer la main des dirigeants politiques, comment influencer les votes en leur faveur, comment acheter des consciences afin de creuser toujours plus avec une voracité révoltante les inégalités entre les riches et les pauvres. De quoi nourrir le scepticisme de ceux qui doutaient de la rationalité de l’humain, de sa capacité de prendre les meilleures décisions, dans l’intérêt général.
Surtout sachant qu’il y a aura toujours des dirigeants pour protéger les acquis des plus riches, pour proposer l’immobilisme drapé dans des slogans usés de « changement» qui fait surtout dans la continuité. « Les hommes sont si simples d’esprit, et tellement dominés par leurs besoins immédiats, qu’un fourbe en trouvera toujours beaucoup qui sont prêts à être trompés », disait Machiavel, qui en connaissait un bout sur l’humain, quoi qu’on en pense.
Dans ces conditions, l’information devient vitale. S’informer, douter, poser des questions, lire deviennent des moyens de résistance, de lutte, pour que l’on ne mondialise pas que la pauvreté, la pollution et les inégalités. La tâche est ardue : les sources d’information divergentes sont rares, les messages habituels sont répétés partout, on n’a de cesse de nous présenter l’économie comme une science inaccessible au commun des mortels en nous faisant croire que la Bourse, c’est ce qu’il y a de plus important.
Ouais, ouais. C’est ça.
Pas facile de s’intéresser à la lune quand le message ambiant voudrait qu’on ne concentre le regard que sur le doigt du sage. Mais, il faut savoir prendre le pas de recul, détacher le regard du superficiel pour l’orienter vers l’essentiel : regarder l’astre pour éviter le désastre.
Encore faut-il avoir l’énergie et le courage de se bouger, de devenir un acteur du changement, une voix forte dans ce concert débilitant. Ce qui m’amène à la question directe qui s’adresse à toi.
Oui, toi!
Toi, le progressiste de salon, qui a une opinion juste et pertinente sur tout, qui sait ce qui est bien et ce qu’il faut. Ma question : que fais-tu?