Karl Polanyi : faire rimer économie avec société

Certaines personnes redonnent un peu d’espoir en l’humanité. Le monde semble tourner exclusivement autour du libre marché, du profit, de l’humain au service de l’économie… c’est on ne peut plus décourageant.

Mais, il y a des discours qui n’admettent pas cela. Certaines plumes s’y sont opposées, avec intelligence et beaucoup, beaucoup de clairvoyance.

Karl Polanyi (1886-1964) fait partie de ce groupe d’êtres humains dont la valeur (non boursière) est immense et méconnue. Certes, de moins en moins, puisque l’économiste hongrois tend à revenir dans les sujets de conversation. Pourquoi? Parce que certains de ses écrits sont toujours d’une authentique pertinence… et, surtout, prophétiques.

Parmi ceux-ci, La grande transformation, un livre qui, dans une approche essentiellement historique, sert une série d’avertissements qui sont tristement encore plus justes et à propos, 74 ans après les avoir publiés. Pour Polanyi, le capitalisme dur et inflexible mène et mènera au fascisme, pave la voie aux régimes autoritaires, populistes, recroquevillés sur eux-mêmes, en proie aux dérives identitaires.

Comment ne pas avoir en tête, en ce moment, tous les événements des récentes années qui le confirment?

Le capitalisme dur, impitoyable, c’est celui qui fait du libre marché la seule règle, LA grande règle qui avale toutes les autres. C’est une société qui en vient, avec le temps, à accepter cette idée que tout doit y être subordonné : la terre, la monnaie, le travail. Tout. Et surtout, ne pas intervenir. Le marché s’autorégule, comme un grand. C’est une loi divine, une loi naturelle, scientifique, que nul ne peut et ne doit contester.

Polanyi n’y croit pas une seconde.

Il le conteste et a, toute sa vie durant, cherché à prouver le contraire. Pour ce faire, il n’est pas tombé dans le piège de la science économique classique assise sur des formules mathématiques qui enfument le spectateur, mais s’est inspiré de l’histoire pour en tirer des enseignements. C’est ce qui lui a permis de conclure que la société n’a pas toujours été au service de l’économie, que le libre marché n’a pas toujours existé (et qu’on ne s’en portait que mieux), que les dettes pouvaient être aisément effacées d’un trait de plume (ou d’un coup de ciseau dans la pierre), que la société a, depuis presque toujours, fonctionné différemment. Et il n’a pu que constater le fait que l’humanité a perdu, au fil du temps, l’essence même de la vie en société, à savoir la société elle-même.

« There’s no such thing as society », prétendait la zélote en chef du libre marché, Margaret Thatcher, sans doute consciente que le domination du néolibéralisme résidait dans la capacité de ses porte-parole à convaincre la société qu’elle n’existe pas. Pas de société, pas de besoins sociaux, pas d’unité dans l’action (ou dans l’opposition), pas d’embûches. Il fallait donc forcer la grande transformation des peuples qui consisterait à faire du libre marché la seule chose qui compte. Sortir l’humain de l’humanité pour le transformer en outil du capital, du marché. Polanyi appelait cela « désencastrer » l’économie. « Au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique », écrivait-il.

Aucun doute, Polanyi aurait hurlé en entendant la « Dame défaire ». Pour lui, le travail n’était surtout pas une marchandise.  « Mais le travail n’est rien d’autre que ces êtres humains eux-mêmes dont chaque société est faite, et la terre, que le milieu naturel dans lequel chaque société existe. Les inclure dans le mécanisme du marché, c’est subordonner aux lois du marché la substance de la société elle-même. […] Car la prétendue marchandise qui a nom « force de travail » ne peut être bousculée, employée à tort et à travers, ou même laissée inutilisée, sans que soit également affecté l’individu humain qui se trouve être le porteur de cette marchandise particulière. En disposant de la force de travail d’un homme, le système disposerait d’ailleurs de l’entité physique, psychologique et morale « homme » qui s’attache à cette force. Dépouillés de la couverture protectrice des institutions culturelles, les êtres humains périraient, ainsi exposés à la société ; ils mourraient, victimes d’une désorganisation sociale aiguë, tués par le vice, la perversion, le crime et l’inanition. La nature serait réduite à ses éléments, l’environnement naturel et les paysages souillés, les rivières polluées, la sécurité militaire compromise, le pouvoir de produire de la nourriture et des matières premières détruit. »

On l’aura compris, pour Polanyi, l’économie de marché n’a rien de naturel. C’est même bien davantage une exception historique, un mythe, construit autour d’une prétendue universalité, au sein d’une société déterminée par les principes économiques marchands et non pas par les liens sociaux. « Le libéralisme économique a été le principe organisateur d’une société qui s’employait à créer un système de marché. »

On devine que Polanyi n’achète pas le concept de la main invisible d’Adam Smith.

Société avant satiété

Pour Polanyi, c’est une erreur de réduire l’humanité à cela. C’est oublier (volontairement) que l’humanité est faite et n’a de sens qu’à travers les rapports sociaux fondamentaux. C’est même une condition à la subsistance de l’humain. Ainsi, il n’y a pas d’homo œconomicus, l’humain n’est pas un « animal économique ». C’est un être social.

Dans la bouche du capitaliste pur et dur, les mots solidarité, entraide, soutien, culture, usages, rites, qui prennent leur sens dans les rapports sociaux, disparaissent parce que seul l’individu compte, seul le profit importe.

Pour y arriver, on organise un système à l’écart, un marché des échanges commerciaux qui ne répond pas aux règles politiques et sociales, et on fait croire aux masses qu’il s’autorégule. « Seules conviennent les politiques et les mesures qui contribuent à assurer l’autorégulation du marché en créant des conditions qui fassent du marché le seul pouvoir organisateur en matière économique. »

De quoi faire pleurer de bonheur un banquier ministre.

C’est ainsi qu’on transforme chaque composante de la société en marchandise potentielle. Tout doit être vendu, entend-on souvent, dans le commerce. Et c’est notamment en cela que Polanyi s’est montré visionnaire : en 2018, l’économie occupe l’espace en solitaire, plus que jamais. Tout lui est subordonné. La cote de crédit est plus importante que le bien-être des travailleurs. Le rendement financier est le hachoir à viande au travers duquel les composantes sociales doivent passer.

Or, cette marchandisation tous azimuts a des conséquences catastrophiques, ce que Polanyi appelle « les ravages de cette fabrique du diable ». Pour lui, le marché autorégulé « ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert. »

C’est pourquoi, à certains moments, l’humain réagit, il oppose un « contre-mouvement » qui s’avère indispensable puisque cette conception marchande et atomisée de la société a un effet pervers inacceptable : c’est la démocratie qui fout le camp.

Le capitalisme est, sous cette forme dure et impitoyable, une menace à la démocratie. Un marché autorégulé que l’on garde à l’abri des récriminations légitimes des peuples, que l’on garde hors d’atteinte des parlements est une aberration totale. L’économie doit être au service de l’humain. Oui, certes. Cela semble évident.

Alors, une question : vous trouvez que la tendance actuelle penche vers davantage de démocratie ou davantage d’autonomie du marché et de la finance?

Ah oui. Il me semblait aussi.

Polanyi nous avait prévenus…

La Grande transformation Polanyi


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