La croissance, c’est ce qui est vraiment important. Ça doit croître à tout prix. L’économie, j’entends.
La stagnation, c’est mal. On veut que ça monte, sans arrêt. On veut être « great again ».
Oui, mais non.
Le thème de la croissance permet en fait de se poser de fondamentales et très importantes questions qui concernent l’humanité au grand complet. La croissance est cette idée qu’il faut absolument que l’année en cours soit meilleure que la précédente, au chapitre du PIB (produit intérieur brut) et que la prochaine soit encore plus mieux. C’est un cycle sans fin dont on doit pouvoir tirer un joli graphique qui montre une flèche qui monte, ascendante, fière, déterminée, de la gauche vers la droite. Et plus elle est prononcée et verticale et plus on est heureux.
Sauf que les voix s’élèvent depuis longtemps déjà pour dire que physiquement, mathématiquement, scientifiquement, on ne peut pas croire un instant que la croissance sans fin est possible. La surface de la Terre a une limite, les ressources naturelles sont limitées, tout comme leur capacité de renouvellement. Collez à cela la croissance démographique planétaire et vous concluez, aisément, que c’est incompatible. Un jour, on frappera un mur.
Qui plus est, la tendance de l’humanité n’est pas à la croissance débridée. Au contraire. Un économiste et historien britannique, Angus Maddison, s’est intéressé à la croissance mondiale sur une très longue période, notre ère (de l’an 1 à 1998), et sa conclusion? Avant la révolution industrielle du 19e siècle, le taux de croissance mondiale était, en moyenne, de… 0,2%.
Pas plus.
Bien loin du 4% qui fait fantasmer les casquettes rouges du trumpisme américain. Pourtant, la Terre a continué de tourner, les sociétés se sont développées, on a construit des infrastructures, des villes, des écoles, la population mondiale a augmenté sans cesse, malgré le « minable » 0,2% de taux de croissance.
Autrement dit, la croissance folle des Trente Glorieuses qui, au sortir de la Deuxième Guerre, nous a permis de battre tous les records, n’est pas un modèle… mais une exception.
La croissance que nous connaissons, qui s’est emballée depuis la révolution industrielle, n’est donc pas tellement une tendance qu’une « anomalie » dans le parcours. Sur 2000 ans, on est, en moyenne, beaucoup plus tranquille. C’est pourquoi on parle de stagnation séculaire.
Sachant cela, on peut aborder avec plus de sérénité la question de la stagnation. La stagnation est un mot sale, qui fait peur, que les économistes, les politiciens et les sociétés, en général, tendent à prononcer avec un faciès qui rappelle celui qui mord à belles dents dans le citron. C’est pénible.
La stagnation, c’est une croissance qui se fait timide, qui stagne, qui manque de vitalité.
Or, si de nos jours la croissance tend à se maintenir autour du 1 % ou du 1,5 %, ce n’est peut-être pas si mal, au fond. Nous vivons une nouvelle normalité avec de tels taux. D’une part, il faudrait s’en réjouir sur le plan environnemental puisque, comme nous le disions, la Terre n’est même pas en mesure de tenir le rythme encore très longtemps. Croître moins, produire moins ne peut être que salutaire. Certains croient même que c’est la décroissance ou la mort, le scénario à envisager.
Et puis, n’est-ce pas un moyen de réaliser que nos besoins, dans les sociétés développées, sont en grande partie comblés? À partir du moment où l’espérance de vie est passée de 50 à 84 ans, que le taux de scolarité a fait un bond important, que la technologie a permis des avancées spectaculaires, que reste-t-il à l’occident pour rendre possible une nouvelle poussée de croissance atteignant le 4 %? Si nous avons atteint 80% de la cible d’amélioration des conditions des pays développés, force est de constater que le prochain 20% sera encore plus dur à atteindre. Après tout, on ne peut pas réinventer le train deux fois ni redécouvrir l’électricité. Internet fait partie de nos vies, les téléphones sont rendus intelligents… bref, quel est le nouveau bond en avant qu’il faut espérer?
À moins de vouloir surconsommer encore davantage que ce que nous faisons déjà — ce qui équivaudrait à du délire pur et simple — on voit mal l’espace disponible pour faire encore mieux (ou pire). Reste alors la possibilité de s’intéresser aux autres, à la pauvreté chez nous, à la pauvreté dans les pays en développement qui est tout aussi considérable qu’inacceptable.
Les requins y verront un potentiel de croissance excitant. Les plus soucieux et responsables de l’avenir de la planète y verront un devoir de sortir l’humanité de la misère et d’offrir une qualité de vie légitime à l’ensemble des terriens. Pas dans l’optique de copier-coller les abus du rythme de vie à l’occidentale, mais bien plutôt de répartir plus équitablement l’immense richesse planétaire, s’attaquer aux inégalités. Cela voudrait donc dire taxer la richesse, les successions, éliminer les paradis fiscaux, enrayer l’évitement fiscal et ne plus permettre aux détenteurs de capitaux de s’échapper dans la sphère non productive de l’économie financière.
On pourrait alors répondre aux besoins criants, opter pour des infrastructures publiques, construire de façon responsable et durable chez ceux qui ont été privés d’à peu près tout. On pourrait ranger le PIB dans le fond du tiroir et opter pour des indicateurs plus réalistes et complets que l’insatisfaisante créature de l’économiste Simon Kuznets (qui l’admettait d’ailleurs lui-même). Comme l’IPV (indice de progrès véritable), par exemple.
Mais, pour cela, il faudrait un courage politique qui ne semble pas présent sur les écrans radars. On parle encore de la nécessité de hausser la croissance à tout prix, comme si la politique et la science économique avaient un train (ou plusieurs) de retard sur la condition réelle de la planète.
Or, c’est en termes de courage et d’intelligence politiques qu’il y a, de toute évidence, une stagnation.
Et celle-là fait très mal…
Textes de Jean-Claude Cloutier, sur le blogue des économistes québécois :
http://blogue.economistesquebecois.com/2016/11/23/le-spectre-de-la-stagnation-seculaire/
http://blogue.economistesquebecois.com/2016/11/28/la-difficulte-de-donner-du-110/
http://blogue.economistesquebecois.com/2016/12/15/quelle-stagnation-au-juste/