Pigou et l’examen de conscience humaine

Arthur Cecil Pigou a un nom inoubliable. S’il sonne un brin comique, sa pensée et son immense influence, elles, ne font pas sourire ceux qui se croyaient à l’abri, en volant jusque-là sous le radar.

L’économiste britannique, qui a vécu de la dernière moitié du 19e siècle à la première moitié du 20e s’est imposé au point qu’un de ses concepts porte aujourd’hui son nom : la taxe pigouvienne ou encore l’effet pigou.

Rien de moins.

Ce concept séduit habituellement les progressistes et rebute les réactionnaires. Pour ces derniers, c’est l’État qui envahit encore une fois les décisions privées, alors que les progressistes y verront au contraire une prise de conscience qui va de soi : quand tu pollues, tu paies (ceux qui volaient sous le radar, justement).

On pourrait, en effet, résumer l’effet pigou comme étant le principe du pollueur-payeur, et c’est exact. Mais, c’est plus que ça.

Ce que les économistes appellent internaliser les externalités, un peu pour nous endormir, est une occasion parfaite de se poser des questions fondamentales sur nos actions, nos décisions et les conséquences et les effets qui en découlent.

La Loi sur le développement durable du Québec définit l’internalisation des coûts comme étant « la valeur des biens et des services doit refléter l’ensemble des coûts qu’ils occasionnent à la société durant tout leur cycle de vie, de leur conception jusqu’à leur consommation et leur disposition finale. »

Bref, on suit le produit, du début à la fin, et on se demande quels dégâts on a dû faire pour avoir la joie de ramasser à la boutique notre plus récent iPhone (qu’il faudra changer 6 mois plus tard, quand le plus nouveau sera arrivé).

Ainsi, lorsque j’achète mon iPhone, sa confection a nécessité l’extraction de métaux rares, a créé de la pollution, tout comme le transport de l’appareil jusque dans la boutique plus ou moins près de la maison.

Évidemment, la pollution, c’est facile à réaliser, facile à comprendre. Pigou, à cet égard, est plutôt limpide. Prenez la viande rouge, qui soulève quelques débats. Certains, dont l’économiste François Delorme, plaident pour que l’on taxe la viande rouge de manière conséquente. Il écrivait lui-même que « la production de viande est une source majeure d’émissions de méthane, un gaz avec un potentiel de réchauffement climatique environ 75 fois plus élevé sur une période de 20 ans que le dioxyde de carbone émanant de nos voitures. »

Une affaire de rien.

Quelques âmes sensibles aux traditions se sont interposées pour dire que si la production de viande rouge représente un problème environnemental, de santé publique et éthique… ça ne suffisait pas à nous convaincre d’opter pour le renoncement parce que, que veux-tu, on aime ça la viande rouge, c’est la tradition, c’est dans notre culture. D’autres ramenaient le débat à des considérations locales.

Bon.

Pigou peut néanmoins vous forcer à penser global, à vous intéresser plus largement aux coûts sociaux d’une décision privée qui génère des conséquences négatives pour la collectivité. Pensez au tabac, par exemple. Une décision très privée qui, néanmoins, peut nuire concrètement aux autres.

Et puis, pour une question de cohérence élémentaire, si vous vous fixez des cibles (difficiles à atteindre, mais nécessaires) de réduction des gaz à effet de serre, vous avez l’obligation morale de regarder l’ensemble du tableau. Il faut, évidemment, faire preuve d’une immense honnêteté personnelle. Pour certains, ça peut représenter un sérieux défi…

Mais, vous pouvez aussi vous intéresser aux coûts sociaux. Revenons à notre fantasmagorique iPhone. Vous pouvez aussi vous demander si 2 dollars de l’heure pour un travailleur asiatique qui se tue à la tâche pour un objet que vous paierez plus de 500 $ pour enrichir les actionnaires d’Apple, c’est pas un peu poussé.

J’ai écrit, « tue à la tâche », parce que, peut-être, vous souviendrez-vous de la vague de suicides chez le principal partenaire d’Apple, Foxconn Technology Group, en 2010. Peut-être songerez-vous que Steve Jobs lui-même convenait que « ces emplois ne reviendront pas », lorsqu’on a questionné à l’époque le fondateur de la pomme-croquée à propos des emplois qui quittaient le sol américain pour trouver plus commode en Asie.

Peut-être vous souviendrez-vous avoir lu cette anecdote succulente et drôle : un jour, une usine chinoise qui confectionnait l’iPhone a littéralement sauvé la pelure d’Apple. En effet, les dirigeants avaient décidé, à la dernière minute, de changer l’écran du téléphone. Cette idée trendy, au demeurant, a forcé la réorganisation entière de la chaîne de montage.

Imaginez-vous donc que les nouveaux écrans ont été livrés à l’usine sur le coup de minuit. Coup de bol, Apple n’avait pas à se taper les conventions collectives made in USA puisqu’ici, un contremaître est aussitôt allé réveiller 8 000 ouvriers dans les dortoirs de l’usine.

Un ti-biscuit et un ti-thé plus tard et hop !, dès minuit trente, l’équipe de nuit commençait un spectaculaire douze heures de montage d’affilée d’écrans de verre sur des boîtiers biseautés.

Quatre-vingt-seize heures plus tard, l’usine sortait plus de 10 000 iPhones par jour. Une rapidité et une flexibilité époustouflantes qu’aucune usine américaine n’était en mesure « d’accoter », fit-on judicieusement remarquer.

Bon, je m’écarte peut-être un peu de Pigou, me direz-vous, eh bien, non. Pas tant que ça.

La beauté et le génie de Arthur Cecil Pigou, c’est d’avoir pris conscience des conséquences de nos décisions économiques privées.

Et il nous force, encore aujourd’hui, et plus que jamais, à se demander : ne devrait-on pas payer pour tout ça?

Évidemment, on pourra objecter certains arguments, comme l’incapacité des plus démunis à encaisser une taxe plus lourde. Certes. Mais, lorsque vous vous intéressez un brin à ce sujet, vous réalisez qu’il est question, non pas de hausser les revenus du gouvernement, mais de prendre les revenus là où il le faut. En somme, pas taxer plus, mais taxer mieux, pour changer les comportements nuisibles.

Est-ce que la taxe fonctionne? Ça dépend. Il faut un montant assez fort pour déranger les vieilles habitudes. Et si le gouvernement subventionne d’un autre côté les gestes positifs (les externalités positives, comme l’éducation par exemple), il y a de quoi contribuer à changer les habitudes pour le mieux, sans heurter injustement le portefeuille de l’honnête citoyen. Il est aussi pensable de soutenir financièrement les plus démunis, à cet égard. Pour faciliter, par exemple, l’achat d’aliments de qualité.

Voilà de quoi alimenter la réflexion.

Comme quoi Pigou a peut-être un nom rigolo, mais son héritage est à prendre très au sérieux. Il force l’examen de conscience humaine.

C’est pas rien.

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