La question de la gestion de l’offre revient, de temps à autre, dans l’actualité. Habituellement, le sujet revient sur le devant de la scène parce qu’un sauveur de l’économie, un lettré économique (croira-t-il), viendra nous dire à quel point c’est mauvais et à quel point il faudrait enfin laisser toute la place au marché.
C’est connu, hein, le libre marché, ça marche…
Il y a toujours les ayatollahs de la droite dogmatique, celle qui croit les yeux fermés aux saintes lois du Marché, qui ramènent la suggestion comme étant incontournable pour assurer le bien de l’humanité.
Mais, on peut néanmoins se poser la question plus sainement, en se servant de son jugement et de ses capacités d’analyse. Autrement dit : rien n’empêche de réfléchir et d’envisager des options. C’est le contraire qui est malsain, de fait.
Le modèle de la gestion de l’offre date du début des années 1970. Est-il rendu à bout? A-t-il besoin d’être revu? Amélioré? Abandonné?
Il y a des arguments favorables et défavorables. On peut s’y aventurer quelques instants, mais pas avant d’avoir répondu à la simple question de base : qu’est-ce que la gestion de l’offre, au juste?
La gestion de l’offre est un système qui alloue des quotas aux producteurs de lait, d’oeufs et de volailles, de façon à leur assurer un certain revenu, sans subvention gouvernementale. Ce mécanisme fait en sorte que l’essentiel de la demande intérieure soit comblé par la production canadienne, limitant du coup l’entrée de produits importés. Il s’agit, en clair, d’une forme de protectionnisme qui permet une planification de la production afin de répondre à la demande des consommateurs.
Les avantages relevés par le milieu agricole? La gestion de l’offre apporte un meilleur équilibre dans le marché, assure une relative stabilité des prix (moins sensible aux fluctuations imprévisibles du marché mondial) et assure que l’industrie laitière (notamment) soit autosuffisante, ne dépendant pas des subventions gouvernementales. C’est un modèle plus coopératif que compétitif, qui favorise les négociations globales.
De fait, la gestion de l’offre protège les producteurs laitiers canadiens des soubresauts du marché. Si le prix à la production a baissé en moyenne de 7% en 2015, rappelle l’agroéconomiste Daniel-Mercier Gouin, de l’Université Laval, aux États-Unis, c’était près de 30 %, contre 15% en France et 48% en Nouvelle-Zélande, pourtant géant de l’exportation du lait.
Il faut dire que cette stabilité a des attraits économiques indéniables : d’abord, le poids économique de la production et la transformation laitière au Québec est bien réel : 5856 fermes, 110 usines, 83 000 emplois directs et indirects, 3 milliards de litres de lait produits, 6,1 milliards $ de contribution au PIB et 1,3 milliard $ en retombées fiscales. Pas étonnant de voir les gouvernements tendre volontiers l’oreille lorsque cette industrie se manifeste. Ce sont des entrepreneurs, des entreprises, qui créent des emplois, qui sont souvent des piliers économiques des régions où ils sont établis.
Mais, tout le monde n’a pas de système de gestion de l’offre, si bon soit-il. Les Américains n’en ont pas et leur secteur laitier est pourtant solide, une vache à lait pour certains états comme le Wisconsin, par exemple, baptisé America’s Dairyland.
La loi du marché (et l’économie tout court) favorise néanmoins les regroupements, de telle sorte que les petites fermes tendent à disparaitre au profit de super-fermes, plus aptes à résister aux caprices fluctuants du marché. En revanche, ces grandes exploitations agricoles soulèvent souvent de nombreuses inquiétudes liées à la protection de l’environnement. La gestion de l’offre n’empêche cependant pas les petites fermes laitières de disparaitre. On note toutefois que la tendance serait moins prononcée.
Mais, pour les détracteurs du modèle, il est temps de passer à autre chose. Parmi les arguments avancés : la quasi-totalité de la production agricole opère sans système de gestion de l’offre, le prix du quota décourage les nouveaux agriculteurs, cette fermeture de notre marché nuit à notre économie en freinant notre capacité d’exportation, la gestion de l’offre empêche la croissance de l’industrie laitière et il est trop cher pour les familles de reprendre la ferme.
Trop cher d’opérer la production laitière? Le sujet revient aussi très souvent dans l’actualité : oui, c’est onéreux d’opérer une ferme. Il y a sans doute lieu de penser à des moyens concrets de changer les choses.
Quant à l’argument sur notre protectionnisme qui nous prive d’opportunités… c’est faire preuve d’un peu d’hypocrisie : le protectionnisme sectoriel existe dans plusieurs, plusieurs secteurs, incluant les États-Unis qui chantent pourtant les louanges du libéralisme. Dans les faits, les USA ouvrent quand c’est avantageux pour eux… et referment quand c’est avantageux pour eux. Autrement dit, il n’y a pas de libre marché à 100%. Et ce n’est pas le discours de Trump qui est près de changer la situation…
Pour ce qui est de la croissance freinée par la gestion de l’offre, on peut raisonnablement penser exactement le contraire : les fluctuations et les aspects imprévisibles du marché ne risquent pas plutôt de refroidir les ardeurs d’un agriculteur tenté par l’investissement, s’il craint de perdre beaucoup du jour au lendemain? Ne risque-t-il pas plutôt de choisir d’investir dans un cadre lui permettant raisonnablement de prévoir des revenus?
Mais, l’argument massue des détracteurs de la gestion de l’offre : les consommateurs paient trop cher les produits soumis à ce système. Ils croient qu’en éliminant la gestion de l’offre, les prix baisseront pour les consommateurs.
Pourtant, quand des experts comme Daniel-Mercier Gouin (précédemment cité) et Maurice Doyon, professeurs en agroéconomie de l’Université Laval, se penchent sur la question… les écrans de fumée ont tendance à se dissiper. Pour eux, conclure que la gestion de l’offre est responsable des écarts de prix entre le Canada et les États-Unis est un sophisme, « une déduction logique fallacieuse ». Ils écrivent même, avec une pointe d’humour acidulée, que ça équivaudrait à déduire ceci :
« le prix des produits laitiers à la consommation est plus élevé au Canada qu’aux États-Unis;
– il y a gestion de l’offre au Canada et pas aux États-Unis;
– c’est donc à cause de la gestion de l’offre si le prix est plus élevé au Canada.
En fait, nous pourrions tout aussi bien dire :
– le prix des produits laitiers à la consommation est plus élevé au Canada qu’aux États-Unis;
– il y a un système de santé universel au Canada et il n’y en a pas aux États-Unis;
– c’est donc à cause du système de santé universel si le prix est plus élevé au Canada.* »
Savoureux. Comme un verre de 3,25%.
Les deux chercheurs se sont donc livrés à un test, sérieux, pour comparer des prix réels en épicerie par du magasinage en ligne entre Québec, Toronto et Washington. Résultats de leur exercice?
Le lait était moins cher à Toronto (pourtant sous l’emprise de la gestion de l’offre) qu’à Québec et Washington (dont les prix étaient identiques). Le fromage cheddar était aussi presque au même prix à Québec et Washington, la côtelette de porc et le pain étaient plus chers à Québec, ces deux derniers produits ne relevant pourtant pas de la gestion de l’offre.
Hé bin.
Conclusion : affirmer que la gestion de l’offre est responsable des écarts repose sur une fausse prémisse. Ils ajoutent : « de même, prétendre que l’abolition de la gestion de l’offre conduirait nécessairement à une baisse des prix au consommateur canadien constitue une fausse promesse.
Bref, discuter des mérites d’un système de régulation fait partie du débat démocratique. Mais proposer son démantèlement sous de fausses prémisses et de fausses promesses relève de la démagogie. Affirmer que les produits laitiers à la consommation se vendent deux fois plus cher au Canada qu’aux États-Unis relève de la désinformation et n’a rien à voir avec une analyse rigoureuse de la réalité. »
Soudainement, ce qui saute aux yeux, c’est le manque de rigueur du débat démocratique. Comment se fait-il que quelqu’un qui se vante d’être un « lettré économique » puisse cacher la vérité? Pour servir sa cause?
Il ne serait le premier… ni le dernier.
On peut bien souhaiter faire un débat et réfléchir sur les changements à apporter au système de gestion de l’offre, aux améliorations qui lui seraient utiles. Mais, pour cela, il faudrait parler honnêtement, faire place aux faits, à un peu de froide rigueur et non pas à l’aveuglement idéologique nourri de machiavélisme.
Parce que, dans ce cas, comme dans les autres, l’entêtement idéologique, c’est lait…**
** Faute volontaire, pour favoriser indument un jeu de mots…