Un patron qui gagne 243 fois ce que gagne son ouvrier, c’est normal?
Un pour cent de la population qui détient plus de la moitié de la richesse mondiale, c’est normal?
Non et non.
Ça ne l’est pas.
De plus en plus, heureusement, on parle de l’inégalité et de ses méfaits, de son absurdité et de ses injustices. La crise de 2008 a mis tellement d’essence sur le feu qu’il est désormais difficile, voire impossible, de faire semblant que la chaleur et la fumée ne sont pas les indices évidents que le feu nous dévore, tranquillement.
Il faut une mauvaise foi grosse comme Jupiter pour faire semblant de rien, pour continuer de dire que le système actuel fonctionne et que c’est par la diminution de la taille de l’État, l’austérité, la dérèglementation et le laisser-faire que l’on assurera notre avenir. Les failles du système sont trop profondes pour les qualifier de simples fissures. Le mur tombe et, avec lui, bientôt, le toit.
La recherche, quand on s’y arrête sérieusement et qu’elle est faite par des gens sérieux, nous brosse un bien sombre tableau. Il y a d’énormes coûts à l’inégalité des revenus. Et, de fait, l’inégalité ne contribue pas, comme on essaie de nous le faire croire, à l’augmentation de la richesse planétaire. Dans son livre « Le prix de l’inégalité », l’économiste américain Joseph Stiglitz couche à la hache le tronc de ces illusions.
Pour Stiglitz, le système est déréglé, il est inefficace et injuste. Les riches qui s’enrichissent le font, plus souvent qu’autrement, au détriment des classes inférieures de l’échelle. L’économie du ruissellement, qui veut que la création de la richesse finisse par rejaillir sur les couches inférieures, comme une sorte de débordement de bonté intrinsèque au système capitaliste, est une illusion. Un mirage. Tout comme la main invisible, celle qui rééquilibre les forces du marché, qui porte décidément fort bien son nom: elle est inexistante.
Les banques, les spéculateurs et la Finance ont, de façon éhontée et irresponsable, provoqué la crise de 2008, qui a fait perdre les économies de toute une vie, la maison, à des millions de gens. Pourtant, une fois la crise passée, les gains de la reprise se sont retrouvés, pour l’essentiel, dans les poches du fameux 1%.
Toujours.
L’inégalité crée de l’instabilité économique, freine la croissance et entrave l’efficacité. Mais, elle perpétue assurément (et augmente) la domination outrancière de la classe supérieure.
L’inégalité se glisse partout, s’immisce, envahit, empoisonne tout ce qu’elle touche. Ainsi, une personne au bas de l’échelle a très peu de chance d’atteindre le sommet, ou même juste le milieu. Les hommes ne naissent pas libres et égaux. Ça, ce sont des histoires qu’on raconte aux enfants (ou aux populations) pour les endormir.
Alors, que faire?
L’État est largement responsable de cette inégalité, par ses choix, ses décisions, ce qu’il consent ou ce sur quoi il ferme les yeux. L’État a pourtant un rôle essentiel, vital, à jouer pour corriger les échecs du marché, réduire les inégalités et assurer, ainsi, la croissance et la prospérité du plus grand nombre.
Quand on sait, par exemple, que près d’un enfant sur quatre vit dans la pauvreté aux États-Unis, il faut cesser de jouer à l’autruche et admettre que les choses doivent changer.
L’inégalité se constate même à l’école, nous dit Stiglitz, car les enfants pauvres qui réussissent à l’école ont moins de chances de terminer leurs études avec un diplôme universitaire que les enfants riches qui ont de mauvais résultats scolaires.
Les meilleures universités sont surtout composées d’étudiants du quart supérieur de la population. Et même avec un diplôme en poche, les étudiants provenant des milieux pauvres ont des conditions matérielles moins bonnes que celles des étudiants moins doués, mais riches.
La pauvreté est une trappe de laquelle on s’échappe difficilement.
Rééquilibrer (et non pas éliminer complètement) les inégalités contribuera au développement économique, à la croissance et à l’efficacité. Des écarts moins spectaculairement injustes enverraient un meilleur message, contribueraient à la hausse de la productivité et à la mobilisation des salariés. Après la Deuxième Guerre mondiale, jusqu’aux années 1970, l’équilibre un peu plus juste, la règlementation plus serrée et la solidarité un peu plus consistante ont contribué à des décennies sans véritable crise. C’est parce que l’État agissait.
Le marché n’est pas un acte de Dieu ni un phénomène naturel comparable à la pluie contre laquelle il serait inutile de se battre.
Le marché est un phénomène très humain, modelé et entretenu au gré des intérêts des dominants.
Ce n’est pas en bradant nos ressources aux amis du pouvoir qu’on pousse une société vers le haut. C’est peut-être pratique pour assurer une retraite dorée au politicien qui l’a permis, mais ça nuit à l’ensemble de la société.
Voilà le message de Joseph Stiglitz. Avec une note encourageante, en guise de conclusion : oui, on peut faire quelque chose. Ce n’est certes pas une mince tâche, mais il y a moyen de changer les choses.
Pour le peu que l’on accepte de regarder la réalité en face. C’est déjà un pas énorme dans la bonne direction.